CHAPITRE 25

 

Avant d’atterrir, Vongsavath a fait un survol de reconnaissance sur les nanomachines. Nous avons repassé la séquence dans la salle de conférences.

— Ce sont des toiles, ces trucs-là ?

Sutjiadi a zoomé à fond. On a vu des toiles grises, longues de centaines de mètres et larges de dizaines, remplissant les creux et les replis hors d’atteinte des batteries UV. Des petites choses angulaires, comme des araignées à quatre pattes rampant dans la toile. Plus loin dans la masse, on devinait une activité plus intense.

— C’est du rapide, a commenté Luc Deprez en mangeant une pomme. Mais moi, je trouve que ça ressemble à une structure défensive.

— Pour le moment, a concédé Hand.

— Eh bien, faisons en sorte que ça dure. (Cruickshank nous a tous regardés d’un air belliqueux.) On attend ces conneries depuis assez longtemps. Je propose qu’on sorte un mortier MAS et qu’on leur balance une caisse de bombes à fragmentation au milieu de ce bordel.

— Elles apprendront à gérer, Yvette. (Hansen regardait dans le vide en lui répondant. Apparemment, nous avions réussi à faire passer l’histoire du pack énergétique qui fuit, mais le fait qu’il ne nous reste qu’une seule bouée avait salement affecté Hansen.) Elles vont s’adapter, et apprendre.

Cruickshank a eu un geste d’humeur.

— Qu’elles apprennent. Ça nous fera gagner du temps, non ?

— Ça me paraît logique. (Sutjiadi s’est relevé.) Hansen, Cruickshank. Dès qu’on a fini de manger. Noyau de plasma, charge à fragmentation. Je veux voir cette saloperie brûler d’ici.

 

Sutjiadi a été exaucé.

Après un dîner rapide, pris assez tôt dans la Nagini, tout le monde s’est retrouvé sur la plage pour regarder le spectacle. Hansen et Cruickshank ont installé l’un des systèmes d’artillerie mobile, ont entré les prises de vue aériennes d’Ameli Vongsavath dans le calculateur de portée. Ils n’ont eu ensuite qu’à laisser l’arme lancer ses obus à plasma au-dessus des collines, et jusque dans la nanocolonie et ce qu’ils développaient sous leurs cocons toilés. L’horizon a pris feu.

J’ai regardé ça, accoudé au bastingage du chalutier, partageant avec Luc Deprez une bouteille de whisky de Sauberville trouvée dans un casier sur le pont.

— Très joli, a dit l’assassin en désignant le ciel embrasé avec son verre. Et très peu subtil.

— Mais c’est la guerre. Quitte à faire la guerre, autant la faire à fond.

— Étrange point de vue, pour un Diplo, a-t-il dit en me regardant curieusement.

— Ex-Diplo.

— Bon, ex-Diplo. Les Corps ont une réputation de subtilité.

— Quand ça leur va. Ils peuvent être assez peu subtils quand ils veulent. Regardez Adoracion. Sharya.

— Innenin.

— Ouais, Innenin aussi.

J’ai plongé les yeux dans les profondeurs de mon verre.

— Le manque de subtilité, c’est un problème, mec. La guerre aurait pu se terminer il y a un an, avec un peu plus de subtilité.

— Tu crois ?

J’ai levé la bouteille. Il m’a laissé le resservir d’un signe de la tête.

— Bien sûr. On lance une équipe comme moi dans Kempopolis, et on allume ce connard. Fin de la question.

— C’est simpliste, Deprez, ai-je dit en nous resservant tous les deux. Il a une femme, des enfants. Quelques frères. Autant de bons points de ralliement. Qu’est-ce que tu fais d’eux ?

— Ah, ben eux aussi, bien sûr. (Deprez a levé son verre.) À la tienne. Il faudrait sans doute tuer aussi la plupart de ses chefs d’état-major, mais et alors ? C’est l’affaire d’une nuit. Deux ou trois groupes, coordonnés. Coût total ?

J’ai descendu mon verre, grimacé.

— J’ai une tête de comptable ?

— Je sais simplement que pour le prix d’implantation de trois groupes d’élimination sur le terrain, on aurait pu terminer cette guerre il y a un an. Quelques dizaines de Vraies Morts, au lieu de ce bordel.

— Ouais, c’est ça. Ou alors, on pourrait déployer les systèmes intelligents de chaque côté et évacuer la planète jusqu’à ce qu’ils soient réduits à une situation inextricable. Dégâts mécaniques, aucune perte humaine. Mais je ne les imagine pas faire ça non plus.

— Non. Ça, ça coûterait trop cher. C’est toujours moins cher de tuer des gens que des machines.

— Tu as l’air un peu délicat, pour un tueur en infiltration, Deprez. Si je puis me permettre, bien sûr.

Il a secoué la tête.

— Je sais ce que je suis. Mais c’est une décision que j’ai prise, et je suis bon. J’ai vu les morts des deux côtés, à Chatichai. Il y avait des enfants, pas assez vieux pour être légalement conscrits. Ce n’était pas leur guerre, et ce qu’ils avaient fait ne méritait pas qu’on y meure.

J’ai réfléchi rapidement au peloton des Impacteurs que j’avais emmené sous les tirs ennemis à quelques centaines de kilomètres d’ici, au sud. Kwok Yuen Yee, les mains et les yeux arrachés par les mêmes shrapnels qui avaient emporté les membres d’Eddie Munharto et le visage de Tony Loemanako. D’autres, moins chanceux. Pas vraiment innocents, mais ils ne tenaient pas non plus à mourir.

Sur la plage, le tir de barrage s’est arrêté. J’ai plissé les yeux pour regarder Cruickshank et Hansen, troubles dans la noirceur montante du soir. Ils étaient en train de rétracter l’arme. J’ai vidé mon verre.

— Eh bien, voilà.

— Tu penses que ça va marcher ?

— Comme a dit Hansen, ça tiendra un temps.

— Pour qu’ils apprennent notre capacité d’artillerie. Et aussi à résister aux armes à rayons – les effets de chaleur sont très similaires. Et ils apprennent déjà notre capacité à ultravib avec les systèmes-sentinelles. Qu’est-ce qu’on a d’autre ?

— Des bâtons pointus…

— On va bientôt ouvrir la porte ?

— Demande ça à Wardani. C’est elle, l’experte.

— Tu parais… proche d’elle.

J’ai haussé les épaules, et regardé au loin en silence. Le soir recouvrait lentement la baie, ternissant la surface de l’eau.

— Tu restes là ?

J’ai agité la bouteille contre le soir et la lueur rouge qui brillait encore à l’horizon. Elle était encore à moitié pleine.

— Je ne vois aucune raison de partir pour l’instant.

Il a gloussé.

— Tu te rends compte qu’on boit un objet de collection, là ? On n’y croirait pas, à le boire, mais ce truc va valoir de l’argent, maintenant. Je veux dire… (Il a désigné Sauberville derrière lui.) Ils ne vont plus en faire beaucoup.

— Ouais. (Je me suis retourné le long du bastingage, face à la ville assassinée.) Alors on va la boire, cette putain de bouteille. À leur santé.

Après ça la conversation s’est faite plus lente et traînante à mesure que le niveau de la bouteille baissait, et que la nuit se solidifiait autour du chalutier. Le monde se résumait au pont, à la masse du poste de pilotage et à une pauvre poignée d’étoiles voilées de nuages. Nous avons laissé le bastingage pour nous asseoir sur le pont, appuyé contre des éléments bien pratiques de la structure.

À un moment, Deprez m’a demandé :

— Tu as grandi en cuve, Kovacs ?

J’ai levé la tête pour faire le point sur lui. C’était une erreur courante sur les Diplos, et « bébé-cuve » était une insulte tout aussi courante dans une demi-dizaine de mondes où on m’avait injecté. Mais venant d’un spec op…

— Non, bien sûr que non. Et toi ?

— Bien sûr que non. Mais les Diplos…

— Ouais, les Diplos… Ils te mettent dos au mur, ils trifouillent dans ta psyché en virtuel et te reconstruisent avec beaucoup de saloperies conditionnées que tu préférerais sans doute ne pas avoir, en y réfléchissant bien. Mais la plupart, ce sont quand même des humains réels. En grandissant en réel, on acquiert une flexibilité à peu près essentielle.

— Pas vraiment, a contesté Deprez en agitant un doigt. Ils pourraient générer un construct, lui donner une vie virtuelle en vitesse, puis l’injecter dans un clone. Un truc comme ça ne saurait même pas qu’il n’a pas eu d’enfance. Tu pourrais bien être un truc comme ça, sans le savoir.

J’ai bâillé.

— Ouais, ouais. Toi aussi, d’ailleurs. Comme tout le monde. C’est une chose avec laquelle on vit chaque fois qu’on se fait réenvelopper. Chaque fois qu’on passe par THD, et tu sais comment je suis sûr qu’on ne m’a rien fait de tel ?

— Comment ?

— Parce que jamais ils n’auraient programmé une enfance aussi tordue que la mienne. Elle m’a rendu sociopathe très tôt, avec une tendance sporadique et violente à la résistance face à l’autorité, et une imprédictibilité émotionnelle forte. Tu parles d’un putain de guerrier cloné, Luc…

Il a ri, et moi aussi après un moment.

— Mais ça fait réfléchir, quand même, a-t-il dit quand le rire est retombé.

— Quoi donc ?

— Tout ça. La plage, si calme. Ce silence. C’est peut-être un construct militaire, mec. Un endroit où nous faire patienter pendant qu’on est morts, pendant qu’ils décident où nous décanter.

J’ai haussé les épaules.

— Profites-en pendant que ça dure.

— Tu serais heureux comme ça ? Dans un construct ?

— Luc, après ce que j’ai vu pendant ces deux dernières années, je serais heureux dans la salle d’attente pour les âmes des damnés.

— Très romantique. Mais je te parle de virtuel militaire.

— Ce n’est qu’une question de termes.

— Tu t’estimes damné ?

J’ai bu un peu plus de whisky de Sauberville, et grimacé sous la brûlure.

— C’était une plaisanterie, Luc. Pour rire.

— Ah. Faut prévenir. (Il s’est soudain penché en avant.) Quand est-ce que tu as tué quelqu’un pour la première fois, Kovacs ?

— Si ce n’est pas trop indiscret.

— On pourrait mourir sur cette plage. Une Vraie Mort.

— Sauf si c’est un construct.

— Et si on est damnés, comme tu le dis.

— Alors je ne vois pas à quoi bon t’ouvrir mon âme.

Deprez a fait la moue.

— Bon, on va parler d’autre chose. Tu baises l’archéologue ?

— Seize ans.

— Quoi ?

— Seize ans. J’avais seize ans. Environ dix-huit, en temps terrestre. L’orbite de Harlan est plus basse.

— Ça reste très jeune.

J’y ai réfléchi.

— Non. Il était temps. Je traînais avec les gangs depuis que j’avais quatorze ans. Ça faisait deux ou trois fois que je passais à deux doigts.

— C’était un truc de gang ?

— C’était un beau bordel. On a essayé de braquer un dealer de tétrameth. Il était plus balèze qu’il pensait. Les autres ont fui, je me suis fait attraper. (J’ai regardé mes mains.) Après, j’ai été plus balèze qu’il le pensait.

— Tu as pris sa puce ?

— Non, j’ai juste foutu le camp. Il paraît qu’il est venu me chercher quand on l’a réenveloppé, mais je m’étais déjà engagé. Il n’avait pas assez de contacts pour faire chier l’armée.

— Et là, on t’a appris à infliger la Vraie Mort.

— Je suis sûr que j’aurais fini par y penser. Et toi ? Tu as eu des débuts aussi nazes ?

— Oh non, a-t-il dit d’une voix légère. J’ai ça dans le sang. Sur Latimer, mon nom est lié à l’armée. Ma mère était colonel dans les marines IP de Latimer. Son père à elle était commodore dans la Navy. J’ai un frère et une sœur, tous les deux militaires. (Il a souri, et ses dents de clone toutes neuves ont lui.) On nous cultive pour ça, quelque part.

— Et comment passe ton statut de commando d’infiltration, auprès de la famille ? Ils sont déçus que tu n’aies pas un commandement ? Si ce n’est pas trop indiscret.

Deprez a haussé les épaules.

— Un soldat, ça reste un soldat. Peu importe comment on tue. Enfin, c’est ce que ma mère me répète.

— Et ton premier ?

— Sur Latimer. (Il a souri, plongeant dans son souvenir.) Je n’étais pas tellement plus vieux que toi, j’imagine. Pendant le soulèvement de la Soufrière, je faisais partie de l’équipe de reconnaissance dans les marais. J’ai fait le tour d’un arbre, et vlan ! (Il a tapé du poing dans sa paume.) Il était là. Je l’ai descendu avant même de m’en rendre compte. Il a giclé sur dix mètres, en deux morceaux différents. J’ai tout vu, et je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Je ne comprenais pas que j’avais abattu ce mec.

— Tu lui as pris sa pile ?

— Oh oui. C’était les ordres. Récupérer toutes les victimes pour interrogatoires. Ne laisser aucune trace.

— Ça a dû être sympa.

Deprez a secoué la tête.

— C’était glauque, a-t-il admis. Carrément glauque. Les autres mecs du peloton se sont foutus de moi, mais le sergent m’a aidé à découper. Il m’a aussi nettoyé, et m’a dit de ne pas trop m’inquiéter. Après, il y en a eu d’autres, et… ben, je me suis habitué.

— Et tu es devenu bon.

Il a croisé mon regard, et la confirmation de cette expérience partagée a fait briller ses yeux.

— Après la campagne de la Soufrière, on m’a décoré. Et recommandé pour les opérations clandestines.

— Tu as déjà croisé la confrérie du Carrefour ?

— Le Carrefour ? (Il a froncé les sourcils.) Ils étaient actifs dans les événements un peu plus au sud. Bissou et Le Cap – tu connais ?

J’ai secoué la tête.

— Bissou a toujours été leur territoire, mais on ne savait pas pour qui ils se battaient. Il y avait des hougans du Carrefour qui trafiquaient des flingues pour les rebelles du Cap – je le sais, j’en ai tué un ou deux moi-même – mais on en avait qui travaillaient pour nous. Ils nous donnaient des renseignements, des drogues, parfois des services religieux. Beaucoup de soldats du rang étaient très croyants, alors c’était une bonne chose d’avoir la bénédiction d’un hougan avant le combat. Tu as eu affaire à eux ?

— Une ou deux fois à Latimer City. Plus par réputation que par contact réel. Mais Hand est hougan.

— Vraiment… ? (Deprez a soudain paru pensif.) Il n’a pas… l’attitude d’un homme de religion.

— Non, en effet.

— Cela le rendra… moins prévisible.

— Yo, le Diplo ! (Le cri venait de sous le bastingage bâbord, et avec lui m’est parvenu le murmure d’un moteur.) T’es à bord ?

— Cruickshank ? (Je suis sorti de mes rêveries.) C’est toi, Cruickshank ?

Rires.

Je me suis remis sur mes pieds tant bien que mal pour aller jusque-là. En regardant vers le bas, j’ai aperçu Schneider, Hansen et Cruickshank, tous entassés sur la moto grav et faisant du surplace. Ils tenaient des bouteilles et autres accessoires festifs. À voir l’assise erratique de la moto, les réjouissances avaient déjà bien commencées sur la plage.

— Vous feriez bien de monter à bord avant de couler.

 

Les nouveaux invités apportaient de la musique. Ils ont lâché la sono sur le pont, et la nuit s’est éclairée de salsa des Limon Highlands. Schneider et Hansen ont préparé une pipe immense, et l’ont allumée à la base. La fumée dérivait en volutes odorantes parmi les filets et les cordages. Cruickshank a distribué des cigares au logo de ruine et d’échafaudage d’Indigo City.

— Ils sont illégaux, a remarqué Deprez en en roulant un entre les doigts.

— Butin de guerre, a expliqué Cruickshank en mordant dans son cigare avant de s’allonger sur le pont.

Elle a tourné la tête pour l’allumer à la base incandescente de la pipe, et a redressé le buste sans effort apparent. Elle m’a souri une fois relevée. J’ai fait semblant. Semblant qu’elle ne m’ait pas surpris en train d’admirer, fasciné, sa silhouette maorie étendue.

— Super, a-t-elle dit en me prenant la bouteille des mains. Enfin on fait des interférences.

J’ai trouvé un paquet froissé de Landfall Lights dans une poche, et j’ai allumé mon cigare sur la pastille.

— La fête était calme jusqu’à ce que vous arriviez.

— Ouais, c’est ça. Deux vieux loups qui comparaient leur tableau de chasse, non ?

La fumée du cigare était un peu piquante.

— Où t’as volé ça, Cruickshank ?

— Un employé d’armurerie chez Mandrake, juste avant qu’on parte. Et je n’ai rien volé du tout, on a un arrangement. Il me retrouve au stand de tir. Dans environ une heure, a-t-elle ajouté avec une grimace montrant qu’elle vérifiait son affichage rétinal interne. Alors. Vous compariez vraiment vos tableaux de chasse ?

J’ai regardé Deprez. Il a retenu un sourire.

— Non.

— Tant mieux. (Elle a soufflé la fumée vers le ciel.) J’ai assez entendu de conneries comme ça dans les Déploiements rapides. Bande de trouducs décérébrés. Putain, Samedi chéri, ce n’est pas comme si c’était difficile de tuer des gens. On peut tous le faire. Il s’agit juste de calmer les tremblements.

— Et de raffiner la technique, bien sûr.

— Tu te fous de moi, Kovacs ?

J’ai secoué la tête, vidé mon verre. Il y avait quelque chose de triste à voir quelqu’un d’aussi jeune que Cruickshank prendre tous les mauvais tournants qu’on pouvait prendre à quelques décennies subjectives d’écart.

— Tu viens de Limon, c’est ça ? a demandé Deprez.

— Des Highlands. J’y suis née, j’y ai grandi. Pourquoi ?

— Tu as déjà dû voir des Carrefour, alors.

Cruickshank a craché. Très précise, sous le bastingage, par-dessus bord.

— Ces connards. Bien sûr que j’en ai vu. Hiver 28. Ils suivaient les câbles, à convertir ou à brûler les villages si ça ne marchait pas.

Deprez m’a lancé un regard. Je lui ai dit.

— Hand est un ancien du Carrefour.

— Ça ne se voit pas. (Elle a soufflé sa fumée.) Et pourquoi ça se verrait ? On dirait des êtres humains, jusqu’au moment où ils prient. Vous savez, malgré toutes les saloperies qu’on reproche à Kemp… (Elle s’est arrêtée pour regarder autour d’elle. Sur Sanction IV, on faisait aussi attention aux commissaires politiques qu’au dosimètre.) Au moins il n’aura pas la foi avec lui. Il les a publiquement expulsés d’Indigo City, à ce que j’ai lu sur Limon avant le blocus.

— Il faut dire, Dieu, c’est un gros concurrent pour un mec avec l’ego de Kemp…, a lâché Deprez d’un ton sec.

— Il paraît que tout le quellisme est comme ça. Religion interdite.

J’ai grogné un rire.

— Eh ! (Schneider s’est trouvé une place dans notre cercle.) J’ai entendu la même chose. Qu’est-ce qu’elle disait ? Crachez sur Dieu le tyran si ce connard vous demande des comptes ? Un truc comme ça…

— Kemp n’est pas un putain de quelliste, a dit Ole Hansen. Hein, Kovacs ?

Il était vautré contre le bastingage, la pipe à la main. Il me la tendait d’un air spéculatif.

— Ça se discute. Il a emprunté deux ou trois trucs.

J’ai pris la pipe et j’ai tiré dessus, le cigare dans l’autre main. La fumée s’est engouffrée dans mes poumons, tapissant les surfaces internes comme un drap frais. L’invasion était plus subtile que celle du cigare, mais sans doute moins que celle du Vingt de Guerlain. Le rush est arrivé sur des ailes de glace se déployant dans ma poitrine. J’ai toussé et tendu le cigare à Schneider.

— Et ta citation est bidon. Conneries fabriquées de néoquelliste à la con.

Ça a causé un certain remue-ménage.

— Arrêtez votre cirque.

— Quoi ?

— C’est ce qu’elle a dit sur son lit de mort, putain !

— Elle n’est jamais morte, Schneider.

— Ça, c’est ce que j’appelle avoir la foi, a commencé Deprez avec ironie.

Les rires m’ont entouré. J’ai tiré une nouvelle bouffée sur la pipe avant de la passer à l’assassin.

— OK, à notre connaissance, elle n’est jamais morte. Elle a juste disparu. Mais on n’a pas de lit de mort sans mourir sur un lit.

— C’était peut-être un adieu.

— C’était peut-être des conneries. (Je me suis levé, hésitant.) Si vous voulez la citation, je vais vous la donner.

— Ouais !

— Vas-y ! Fais péter !

Ils se sont reculés pour me laisser de la place. Je me suis raclé la gorge.

— Je n’ai aucune excuse, a-t-elle dit. Ça vient de ses Journaux de campagne, pas d’un putain de discours inventé sur son prétendu lit de mort. Elle battait en retraite devant Millsport, niquée par les microbombardiers. Les autorités de Harlan saturaient les ondes, affirmant que Dieu la ferait répondre des morts des deux camps. Elle a dit : « Je n’ai aucune excuse, et encore moins pour Dieu. Comme tous les tyrans, il ne mérite même pas la salive qu’on gaspillerait en négociations. Nous avons un accord bien plus simple – je ne lui demande pas de compte, et il me rend la pareille. »

Applaudissements, comme des oiseaux effrayés, sur le pont.

J’ai regardé leurs visages tandis que le silence revenait, évaluant leur degré d’ironie. Pour Hansen, cela paraissait avoir un sens. Il était assis, le regard sombre, et fumait d’un air pensif. À l’autre extrémité, Schneider avait terminé ses applaudissements avec un long sifflement, et se penchait sur Cruickshank avec des intentions sexuelles douloureusement évidentes. La gamine des Limon Highlands a coulé un regard en biais et a souri. En face, Luc Deprez était insondable.

— Dis-nous un poème, a-t-il demandé doucement.

— Ouais, a réagi Schneider. Un poème de guerre.

Sans prévenir, quelque chose m’a ramené d’un coup sur le pont du périmètre du vaisseau-hôpital. Loemanako, Kwok et Munharto, réunis autour de moi, portant leurs blessures comme autant de médailles. Sans aucun reproche. Des louveteaux prêts à se faire massacrer. Me demandant de tout valider, et de les emmener recommencer.

Et moi, quelles étaient mes excuses ?

— Je n’ai jamais appris ses poèmes, ai-je menti en m’éloignant vers le bastingage de la poupe.

Là, je me suis accoudé pour respirer l’air comme s’il était frais. Sur l’horizon des terres, les flammes du bombardement mouraient déjà. Je les ai regardées un moment, tour à tour intéressé par la lueur de l’incendie et les braises de mon cigare.

— On dirait que ces trucs de quellistes sont ancrés profondément. (Cruickshank, qui m’a rejoint le long du bastingage.) Ce n’est pas une blague quand on vient de H, hein ?

— Ce n’est pas ça.

— Non ?

— Nan… C’était une vraie malade, Quell. Elle a sans doute fait plus de Vraies Morts à elle seule que tous les marines du Protectorat en une seule mauvaise année.

— Impressionnant.

Je l’ai regardée, sans pouvoir m’empêcher de sourire. J’ai secoué la tête.

— Oh Cruickshank, Cruickshank.

— Quoi ?

— Un jour, tu vas te rappeler cette conversation, Cruickshank. Un jour, sans doute dans cent cinquante ans, quand tu seras de mon côté de l’interface.

— C’est ça, papy.

J’ai encore secoué la tête, sans parvenir à me défaire de mon sourire.

— Comme tu veux.

— Ben ouais. C’est comme ça depuis que j’ai onze ans.

— Pff, presque une décennie complète.

— J’ai vingt-deux ans, Kovacs. (Elle souriait en disant cela, pour elle-même, le regard dans le miroir étoilé de la mer, la voix plus dure que son sourire.) Signé pour cinq ans, dont trois en réserve tactique. Injection marine. Je suis arrivée neuvième de ma classe. Sur plus de quatre-vingts injectés. Septième en maîtrise du combat. Capo à dix-neuf ans, sergent à vingt et un.

— Morte à vingt-deux.

Mes paroles paraissaient plus dures que je l’avais voulu.

Cruickshank a inspiré, lentement.

— Mec, t’es salement déprimé, toi. Ouais, morte à vingt-deux. Et me voilà de retour, comme tout le monde ici. Je suis une grande fille, Kovacs, alors arrête ton plan de grand frère cinq minutes.

J’ai levé un sourcil, surpris de constater qu’elle avait raison.

— Comme tu veux. Ma grande.

— Ouais, je t’ai vu me mater. (Elle a tiré une grande bouffée sur son cigare et a craché la fumée vers la plage.) Alors, qu’est-ce que tu en dis ? On va s’y mettre avant que les retombées nous démolissent ? Saisir l’instant ?

Des souvenirs d’une autre plage m’ont assailli, des palmiers comme des cous de dinosaure ombrageant le sable blanc et Tanya Wardani qui rebondissait sur mes genoux.

— Je ne sais pas, Cruickshank. Je me demande si c’est vraiment une bonne idée.

— La porte te fiche les jetons, hein ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Pas grave, a-t-elle dit avec un geste désinvolte de la main. Tu penses que Wardani peut l’ouvrir, cette porte ?

— A priori, elle l’a déjà fait une fois.

— Ouais, mais elle a une sale mine, mec.

— Ça, c’est l’internement militaire, Cruickshank. Tu devrais essayer, un de ces quatre.

— Lâche-moi, Kovacs. (Sa voix était soudain chargée d’ennui, et elle a soulevé en moi un vent de colère.) On ne bosse pas dans les camps. Ça regarde le gouvernement, c’est purement local.

— Cruickshank, ma pauvre fille, tu ne sais pas de quoi tu parles.

Je me laissais porter par le vent.

Elle a cligné des yeux, raté un battement, puis s’est reprise. Les petites volutes de chagrin s’étaient étouffées sous un air cool à toute épreuve.

— Eh bien, euh, je sais ce qu’on raconte sur les Impacteurs de Carrera. Exécution rituelle des prisonniers, à ce qu’on dit. Très salement, a priori. Alors tu devrais être sûr d’être bien accroché au câble avant de te jeter sur moi, d’accord ?

Elle s’est retournée vers l’eau. J’ai regardé son profil un moment, cherchant pourquoi je perdais le contrôle, et n’aimant pas vraiment les raisons. Puis je me suis appuyé à côté d’elle.

— Je regrette.

— Laisse tomber, a-t-elle dit en s’écartant un peu de moi.

— Non, vraiment. Je regrette. Cet endroit me tue.

Un sourire involontaire lui a retroussé les lèvres.

— Enfin, on m’a déjà tué, plus souvent que tu ne croirais, ai-je poursuivi en secouant la tête. Mais ça n’avait jamais pris aussi longtemps.

— Ouais. Et puis t’es en pleine descente en rappel derrière l’archéologue.

— Ça se voit tant que ça ?

— Maintenant, oui. (Elle a examiné son cigare, l’a éteint entre son pouce et son index avant de le ranger dans sa poche poitrine.) Je te comprends. Elle est intelligente, elle comprend des trucs qui pour nous ne sont que des maths et des histoires de fantômes. Une nana supermystique. Je vois l’intérêt.

Elle a regardé autour d’elle.

— Je te surprends, hein ?

— Un peu.

— Eh ouais. Je suis peut-être bidasse, tu sais, mais je reconnais le Grand Choc quand je le vois. Le truc qu’on a là-bas, ça va changer notre façon de voir les choses. On le sent rien qu’à le regarder. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oui.

— Ouais… (Elle a fait un geste vers le turquoise pâle de la plage.) Je le sais. Quoi qu’on fasse après tout ça, ce sera ce qu’on verra derrière la porte qui déterminera notre vie, jusqu’à la fin.

Elle m’a regardé.

— C’est bizarre, tu sais. Je suis morte. Et je suis revenue, et maintenant, il faut que je gère un truc pareil. Je ne sais pas si ça devrait me faire peur. Mais ce n’est pas le cas. J’ai hâte. Vraiment. J’ai hâte de voir ce qu’il y a de l’autre côté.

Un orbe de chaleur s’étendait entre nous. Quelque chose qui s’alimentait de ce qu’elle disait, de l’expression de son visage et d’une impression de temps qui nous filait autour comme un rapide.

Elle a souri, un truc fugace, puis s’est détournée.

— À tout à l’heure, Kovacs.

Je l’ai suivie des yeux, tout le long du bateau, tandis qu’elle retournait à la fête. Sans un regard en arrière.

Bien joué, Kovacs. Très classe. Tu pourrais être un peu moins délicat…

Circonstances exténuantes : je suis en train de mourir.

Comme tout le monde, Kovacs. Comme les autres.

Le chalutier a tangué, et j’ai entendu les filets grincer au-dessus de moi. Mon esprit est revenu à la prise que nous avions hissée à bord. La mort prise au filet, comme une geisha de Newpest dans un hamac. Face à cette image, la petite réunion de l’autre côté du pont paraissait soudain fragile, en danger.

Produits chimiques.

La vieille danse de Signification altérée, trop de produits chimiques dans les tuyaux. Oh, et ce putain de gène de loup. Ne pas oublier. Loyauté à la meute, toujours au pire moment.

Peu importe, je les aurai tous. La nouvelle moisson commence.

J’ai fermé les yeux. Les filets ont murmuré l’un contre l’autre.

J’ai été très pris dans les rues de Sauberville, mais…

Va te faire niquer.

J’ai jeté mon cigare par-dessus bord, me suis retourné pour revenir rapidement aux autres.

— Hé, Kovacs ! (Schneider, levant des yeux vitreux au-dessus de la pipe.) Où tu vas, mec ?

— L’appel de la nature, ai-je bavé par-dessus mon épaule.

J’ai descendu la coursive à la force du poignet, cinquante centimètres à la fois, en me bousillant les mains. En bas, je me suis cogné contre la porte d’une cabine qui oscillait doucement dans le noir. Je l’ai repoussée avec un fantôme imbibé de neurachem avant de me glisser dans l’espace étroit.

Des tuiles d’illuminum avec des plaques de protection mal posées laissaient passer de fines lignes de lumière à angle droit le long d’un mur. Juste assez pour voir les détails avec une vision naturelle. Un lit en ferraille, moulé dans le sol, partie intégrante de la structure d’origine. En face, des racks de rangement. Bureau et espace de travail en alcôve, de l’autre côté. Sans aucune raison, j’ai fait les trois pas nécessaires pour atteindre le bout de la cabine. Je me suis appuyé sur le panneau horizontal du bureau, la tête en bas. La spirale de l’afficheur de données s’est éveillée, me baignant dans une lumière indigo. J’ai fermé les yeux, laissant la lumière danser sur les ténèbres derrière mes paupières. Le truc de la pipe a remué ses anneaux de serpent dans mon cœur.

— Tu vois, loup Impacteur ? Tu vois comment commence la nouvelle moisson ?

— Fous le camp de ma tête, Sémétaire.

— Tu te trompes. Je ne suis pas un charlatan, et Sémétaire n’est que l’un de mes très nombreux noms…

— Qui que vous soyez, vous allez vous attirer une balle antipersonnelle dans la tête, si vous continuez.

— Mais c’est toi qui m’as amené ici.

— Je ne crois pas, non.

J’ai vu un crâne, roulant à des angles contre nature dans les filets. Un amusement sardonique souri par des lèvres noires et rongées.

— J’ai été très pris dans les rues de Sauberville, mais j’ai fini. Et maintenant, j’ai du travail ici.

— Là, c’est toi qui te trompes. Quand j’aurai envie de te voir, je viendrai te chercher.

— Kovacs-vacs-vacs-vacs-vacs-vacs…

J’ai ouvert les yeux. L’affichage les a inondés de lumière. Quelqu’un se déplaçait derrière moi.

Je me suis redressé, face à la couchette au-dessus du bureau. Le métal mat me renvoyait le bleu de l’affichage. La lumière accrochait un millier d’entailles et d’éraflures.

La présence derrière moi s’est déplacée…

J’ai inspiré.

… rapprochée…

Et me suis retourné, pour tuer.

— Putain, Kovacs, tu veux me flanquer une crise cardiaque ?

Cruickshank était à un pas de moi, les mains sur les hanches. La lueur de l’affichage a souligné le sourire incertain sur son visage, et la chemise ouverte sous sa veste caméléochrome.

J’ai libéré mon souffle. Ma giclée d’adrénaline est retombée.

— Cruickshank, qu’est-ce que tu fous là ?

— Kovacs, qu’est-ce que toi, tu fous là ? Tu as parlé d’un appel de la nature. Tu comptes pisser sur la borne de données ?

— Pourquoi tu m’as suivi ici ? Tu veux me la tenir ?

— Je ne sais pas. C’est ça que tu aimes, Kovacs ? T’es un tactile ? C’est ça, ton truc ?

J’ai fermé les yeux. Sémétaire était parti, mais le truc dans ma poitrine s’immisçait langoureusement dans tout mon corps. J’ai ouvert les yeux. Elle était encore là.

— Si tu veux parler comme ça, Cruickshank, t’as intérêt à bien traiter la marchandise…

Elle a souri. Une main décontractée est montée jusqu’à l’ouverture de sa chemise et a tiré sur le tissu pour dévoiler un sein. Elle a regardé sa chair si récente, comme fascinée. Puis elle a ramené sa main pour pincer son mamelon, jusqu’à ce qu’il durcisse.

— J’ai une tête à ne pas toucher, le Diplo ?

Elle a levé les yeux sur moi, et les choses se sont un peu précipitées. Ses cuisses se sont glissées entre les miennes, dures et chaudes au travers du treillis. J’ai écarté sa main de son sein pour la remplacer par la mienne. Serrés l’un contre l’autre, nous regardions tous les deux ce mamelon exposé entre nous, et ce que mes doigts lui faisaient. J’entendais son souffle devenir rauque tandis que sa main défaisait ma ceinture et se glissait plus bas. Elle a pris mon gland et l’a caressé avec le pouce et la paume.

Nous sommes tombés sur le côté, sur la couchette, dans un amas de membres et de vêtements. Une moisissure salée s’est tout de suite élevée autour de nous. Cruickshank a fermé la porte de la cabine d’un coup de pied. Le choc a dû s’entendre jusque sur le pont. J’ai souri dans les cheveux de Cruickshank.

— Pauvre Jan.

— Hein ?

Elle s’est détournée un moment de ce qu’elle faisait à ma queue.

— Je crois – ahhhhh – que ce que nous faisons va l’énerver. Il te court après depuis qu’on est partis de Landfall.

— Écoute, avec des jambes comme les miennes, n’importe qui avec un codage génétique hétéro me courrait après. (Elle a commencé à me caresser, chaque mouvement à quelques secondes d’intervalle.) Il ne faut. Pas trop. Y penser.

— D’accord, promis, ai-je répondu en inspirant à fond.

— Bien. De toute façon… (Elle a posé le bout d’un sein sur mon gland, et a commencé à me faire décrire de petits cercles.) Il doit déjà avoir assez à faire avec l’archéologue.

— Quoi ?

J’ai essayé de me mettre en position assise. Cruickshank m’a repoussé presque sans y penser, toujours concentrée sur la friction de mon sexe sur son sein.

— Non, toi tu restes avec moi jusqu’à ce que je t’aie fini. Je ne voulais pas t’en parler, mais puisqu’on en est là… Et puis, tu te remettras. Je les ai vus s’éloigner tous les deux, une ou deux fois. Et Schneider revient toujours avec un grand sourire benêt, alors je me suis dit… (Elle a haussé les épaules et repris ses mouvements espacés.) Remarque, il. N’est pas trop. Moche pour. Un Blanc, et. Wardani doit. Accepter tout ce. Qui lui tombe. Sous la main. Ça te plaît, Kovacs ?

J’ai grogné.

— C’est bien que ce que je me disais. Ah, les mecs, a-t-elle soupiré en soufflant la tête. Les trucs de porno-construct standard, ça ne rate jamais.

— Viens par ici, Cruickshank.

— Mm-mh. Pas question. Après. Je veux voir ta tête quand tu auras envie de jouir, et que je ne te laisserai pas faire.

Elle travaillait contre l’alcool, la pipe et l’empoisonnement aux radiations qui me saturaient le sang. Sémétaire qui traînait à l’arrière de mon crâne, et l’idée de Tanya Wardani entre les bras de Schneider – et pourtant, Cruickshank m’avait amené là où elle voulait en moins de dix minutes avec la combinaison de ses mouvements brusques et de la douceur de sa poitrine. Et quand elle m’y a amené, elle m’a retenu trois fois au bord du gouffre, poussant des bruits de gorge heureux et excités, avant de finir par me masturber rapidement et violemment, nous éclaboussant tous les deux de mon orgasme.

La libération a débranché quelque chose dans ma tête. Wardani et Schneider, Sémétaire et la mort imminente, tout est parti en même temps, m’a giclé par les yeux sous la force de l’orgasme. Je suis retombé sur le lit étroit, et la cabine au-delà s’est perdue dans une lointaine inutilité.

Quand j’ai de nouveau senti quelque chose, c’était le frôlement de la cuisse de Cruickshank tandis qu’elle se mettait à califourchon sur ma poitrine, radieuse.

— Et maintenant, le Diplo, voyons comment tu peux me remercier, a-t-elle dit en tendant les mains vers ma tête.

Elle m’a tenu le visage contre les plis de sa chair ouverte comme une mère aimante, en se balançant doucement. Sa chatte était chaude et humide contre ma bouche, et les sucs qui s’en écoulaient avaient un goût d’épices amères. Son odeur évoquait le bois délicatement brûlé, et sa gorge une scie allant d’avant en arrière. Je sentais la tension monter dans ses cuisses longilignes. Vers la fin, elle s’est soulevée de ma poitrine, allant et venant avec son pelvis comme un écho aveugle de pénétration. La cage de ses doigts qui plaquaient mon visage entre ses cuisses se fracturait parfois, comme si elle perdait sa dernière prise au-dessus de l’abysse. Le bruit dans sa gorge s’est fait plus urgent, un halètement qui annonçait le cri rauque.

On ne me perd pas si facilement, loup Impacteur.

Cruickshank s’est accroupie, les muscles crispés, et a crié son orgasme dans l’humidité de la cabine.

Pas si facilement.

Elle a frissonné avant de retomber, me coupant le souffle. Ses doigts m’ont lâché, ma tête est retombée sur les draps poisseux.

Je suis verrouillé et

— Bon, a-t-elle commencé en tendant la main en arrière, plus bas sur mon corps. Voyons ce que nous… Oh.

Sa surprise était indéniable. Mais elle a parfaitement caché la déception attenante. J’étais à moitié dur dans sa main, ma trique mourante affluant dans les muscles dont mon corps pensait avoir besoin pour combattre ou fuir le truc dans ma tête.

Oui. Tu vois comment la nouvelle moisson commence. Tu peux fuir, mais…

Fous le camp de ma tête tout de suite.

Je me suis hissé sur les coudes, sentant l’extinction passer sur mon visage en petites bandes d’impassibilité. Le feu que nous avions allumé dans la cabine retombait. J’ai tenté de sourire, et senti Sémétaire m’en empêcher.

— Désolé. Quand même. Je pense que la mort commence plus tôt que prévu.

Elle a haussé les épaules.

— Eh, Kovacs. L’expression purement physique n’a jamais été plus juste qu’à l’instant. Ne sois pas trop dur…

J’ai sourcillé.

— Oh merde, désolée.

Elle affichait le même effondrement comique que dans l’entretien sous construct. C’était encore plus drôle sur son enveloppe maorie. J’ai gloussé, et savouré son éclat de rire en retour. Et souri plus fort encore.

— Ahh, a-t-elle soupiré en sentant la différence. Tu veux essayer quand même ? Il ne faudra pas grand-chose, je suis trempée.

Elle a glissé vers l’arrière et s’est arc-boutée sur moi. Dans la faible lueur de la borne de données, j’ai fixé mon regard sur son entrecuisse avec une sorte de désespoir, et elle m’a avalé en elle avec la confiance de quelqu’un qui glisse une balle dans son chargeur.

La chaleur, la pression, et le long corps tendu qui me chevauchait étaient les fragments qui m’ont servi à continuer, mais ce n’était tout de même rien de glorieux. J’ai glissé en dehors d’elle deux ou trois fois, et mon problème est devenu le sien. L’absence d’abandon entamait son excitation, la réduisait à peine à une expertise technique méthodique, une détermination à terminer ce qu’elle avait commencé.

Tu vois comment…

J’ai chassé la voix à l’arrière de ma tête, et trouvé une détermination égale à celle de la femme à qui j’étais uni. Cela a fonctionné un moment, une attention aux poses, et des sourires crispés. Puis je lui ai mis un pouce dans la bouche, l’ai laissée l’humidifier avant de le plaquer sur son clitoris. Elle a pris mon autre main pour l’écraser sur son sein, et peu de temps après, elle a eu une sorte d’orgasme.

Pas moi, mais dans le baiser souriant et en sueur que nous avons échangé après qu’elle avait joui, ça n’avait aucune importance.

Ça n’avait pas été somptueux, mais au moins cela avait écarté Sémétaire un moment. Et plus tard, quand Cruickshank a remis ses vêtements pour retourner sur le pont, sous les vivats et les applaudissements du reste du groupe, je suis resté dans l’ombre à l’attendre. Et il a choisi de ne pas se montrer.

C’était mon premier semblant de victoire sur Sanction IV.

Anges Déchus
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